Un petit peu bourré J’allais par la forêt Pas encore fatigué Je chantais des chansons à boire Mais je savais chanter Des tas de sottises: Comme je vous aimais Beaux yeux noirs On se traînait, et puis on fonçait On se secouait au trot Et le cheval me flanquait à la figure La boue des marais. A peine j’avais avalé Ma salive mêlée de boue Que je tordais le cou à une bouteille Et je remettais ça. Beaux yeux noirs, Comme je vous aimais... Mais voilà que j’ai liquidé Toutes mes réserves J’ai secoué la tête Pour reprendre mes esprits J’ai jeté un coup d’oeil alentour Et j’en ai sifflé d’étonnement Devant moi, la forêt se dressait comme un mur Un mur infranchissable. Les chevaux secouent les oreilles, Tirent en arrière. Où trouver une éclaircie, une clairière? On n’y voit goutte. Les aiguilles me piquent Me transpercent jusqu’aux os. Mon timonier! Tire-moi d’affaire, mon vieux! Où vas-tu, vieux frère? Pourquoi recules-tu? La pluie qui comme du poison S’écoulait des feuilles Se mit à sentir le malheur. Un loup a soudain plongé sous l’aine De mon bricolier Ah sacré imbécile d’ivrogne L’alcool t’a brouillé les yeux! La mort est là, Impossible de fuir On m’a pris l’atout De mon jeu Et c’était un atout Sans lequel il ne reste que la mort. Je gueule aux loups: Que le diable vous emporte Et pendant ce temps-là La peur aiguillonne mes chevaux J’agite mon fouet Je frappe de toutes mes forces Et pendant ce temps-là je chante Les yeux noirs Les chevaux s’ébrouent, piétinent, le fouet claque Ils dansent follement sur place Et les grelots jouent Une joyeuse danse. Eh vous, mes chevaux, Je vais vous crever! Emportez-moi, mes amis, Emportez-moi, mes ennemis! Après cette poursuite Toute mon ivresse est tombée. Nous escaladons une pente Sur les chapeaux des roues Nous sommes blancs d’écume Nous ruisselons. Nous avons repris notre souffle et retrouvé la voix, On s’est éclairci la gorge Devant mes chevaux fourbus qui ne m’ont pas trahi Je me suis incliné jusqu’à terre. J’ai jeté mes hardes à bas du traîneau, et je les ai menés par le licol. Que Dieu vous protège, mes chevaux, pour m’avoir sauvé la vie.
Que d’eau a coulé, que de choses ont passé Comme j’ai été ballotté, mais nulle part amené, Peut-être que je n’ai pas su vous chanter Beaux yeux noirs, nappe blanche.
© Michèle Kahn. Traduction, 1977