Dans une réserve dont j’ai perdu le souvenir Vivait un jour un bouc aux longues cornes. Il vivait avec les loups sans hurler avec eux. Et bêlait interminablement des chansons de chèvres. Il ruminait son herbe et prenait du poids, Jamais il ne disait un mot de travers. Aussi efficace qu’un cautère sur une jambe de bois, Il n’avait jamais fait de mal à une mouche. Il vivait en paix dans son pré près d’un étang, En respectant les propriétés des voisins, Mais on remarqua ce modeste bouquetin, Puis on l’embaucha comme bouc émissaire. Et l’ours, ce trouble-fête, ce faquin Pouvait insulter lourdement son prochain, On chopait le bouc, le traînait, le battait, En plein sur les cornes, entre les côtes. L’animal docile ne résistait pas à la violence, Il encaissait les coups avec joie et fierté, Et l’ours clamait: les gars, je suis fier de ce bouc! Cette gueule de bouc est un héros parfait! On le choyait comme un héritier, On promulgua même par la forêt Un interdit. ne pas laisser Le bouc émissaire décamper! Notre bouc ne se lassait pas de gambader, Mais à polissonner il se laissait aller; Un jour il noua sa barbiche et planqué Derrière un buisson traita le loup d’enfoiré. Quand il eut à remplir sa mission d’émissaire Un jour où les loups avaient mordu sans retenue, Il gronda, par hasard sembla-t-il, comme un ours, Mais personne alors n’y prêta attention. Pendant que les carnassiers se déchiraient, Une rumeur dans la réserve se répandait: Notre très cher bouc émissaire vaut plus cher Que tous les ours et tous les renards. Le bouc entendit la rumeur et se rengorgea: - Eh vous - cria-t-il - les bruns, les clairs, les pies, Je vous supprime vos rations spéciales de loups Je vous supprime vos privilèges d’ours! Je vais vous montrer une vraie gueule de bouc, Je vais vous installer à vos places naturelles, Vous enrouler sur mes cornes, vous rouler Par les taupinières et vous glorifier par le monde. Nombre d’entre vous mordront la poussière, Et vous crèverez tous sans le moindre pardon, Car le seul ici qui puisse donner absolution, C’est moi-même, c’est moi, le bouc émissaire. Dans une réserve dont j’ai perdu le souvenir, Le bouc désormais à son gré mène le bal, Il vit avec les loups, avec les loups il hurle, Et grogne maintenant comme un ours authentique. Les petits bouquetins ont retroussé leurs manches, Ils ont tondu les louveteaux en touffes de duvet. Pourquoi se gêner désormais? Le lion des forêts N’a-t-il pas donné les pleins pouvoirs à leur chef? Comme ce lion avait soudain senti la rudesse Des cornes et l’inspiration du bouc, Il avait transformé gloutons et renards, Ours et loups en boucs émissaires.
© Jean-Jacques Marie. Traduction, 1989