Vadiàm Toumanov
Une fuite à l’arraché, Bête, rituelle, effrontée, Un crochepied au maton Et tête en avant, plongeons. Sous l’oeil des gardiens, Nous avons bondi tous deux Et reniflons en cadence En ramant dans la neige. Les soldats s’alignent au cordeau, La sirène braille à pleine voix, Et des miradors en sursaut trois fusils Nous bénissent de leur signe de plomb. Ils gisaient tous bras en croix Le nez planté dans la neige, Et lancés sur nos talons Galopaient les chiens enragés. Neuf grammes de grenaille Frétillaient dans le canon, Au bout de l’œil noir nous dansions Comme à l’extrémité d’un pal. Si nous pouvions gagner la rive au loin! Mais les miradors ont déjà réglé notre sort. Comiques et drôles à crever de rire, Nous gambadions dans la mire des tireurs. J’aimerais savoir un peu Avec qui j’ai pris la cavale, Avec qui la mort me guette, Avec qui j’ai risqué ma vie. «Toi, je t’ai déjà rencontré!» Je reprends mes esprits et Je râle: «Quel est ton nom? Et pourquoi es-tu en prison?» Mais les balles déjà l’ont culbuté Nuque, taille, épaules en croix, Et je détale encore, tête baissée Vers le but de mon espoir. Et j’interpelle le fêlé: «Tu es fou de t’arrêter, Renversé sur le dos Et la cervelle en lambeaux», Je frémis et mon treillis Sèche sur mes épaules; Et j’écoute les rafales Des fusils en folie. Je m’accroche aux rocs comme à des seins, Ne cours pas à l’approche des chiens! Les molosses lavent le sol de leur bave, Lèchent la cervelle et puis cavalent. Je me dresse enfin droit, Je maudis la lumière crue Et le trio de soldats Les jambes plantées devant moi. Un coup de pied au mort: «Crevé La vache, plus rien à en tirer! Une prise ça rapporte pas mal Et un cadavre peau de balle!» Nous passons en file devant la brigade Et secouons la neige devant la garde. Ils reviennent au camp palper leur prime, Et moi du rabiot pour délit de fuite. J’ai longuement juré, Puis je n’ai plus dit mot. Par deux fois j’ai encaissé Les coups du commando. Sous les projecteurs inutiles, Claquent les fouets, volent les gourdins, Ils cognent et recognent en vain, A chaque coup je pars au loin. Entre les coups, le silence et la neige, Les tétras sifflent et l’élan rôde, Je me revois encore dans ma fuite Réussie jusqu’au bout dans mon rêve. J’ai mis ma fierté au fond de ma poche, J’ai vu les fiers-à-bras lécher les bottes, Je lèche mes plaies au creux d’un cachot Je brandis mes cicatrices comme un drapeau. Il fallait longer le fleuve, Il pouvait encore échapper Aux griffes des humains Et aux pattes des chiens. Mon histoire court à sa fin, Le chasseur a touché sa cible, Et comme d’un revers de sabre Il a fendu le visage du fuyard. Ils ont tout canalisé, ils ont tout bouclé, Les nuits ne sont que cris et gémissements. Nous devons semer de sel nos plaies vives Pour que la douleur perpétue le souvenir.
© Jean-Jacques Marie. Traduction, 1989